Des hommes et de l’intimité (Marc Chabot)

Extraits proposés par Fernand Bélair

Le silence des hommes

Les hommes n’ont souvent que des symboles, des idées d’eux-mêmes, des rêves et des fantasmes… Alors, le silence dure encore. Quelques hommes parlent, quelques hommes changent, quelques hommes cherchent. La majorité continue de faire silence. Par pudeur et par peur. Mais, depuis quelques années, on sait que le silence est plein de souffrance… Les hommes peuvent parler de tout et de rien mais un silence lourd les traverse lorsqu’il s’agit de parler d’eux-mêmes… Nous avons plus que jamais besoin du féminisme, des personnes d’orientation homosexuelle, des enfants, des pères, des mères, des femmes, des hommes. Non pas pour que chacun devienne la police de l’autre, mais pour vivre mieux dans le présent, et ce pour continuer d’ouvrir les portes, de laisser entrer l’air pour sortir de nos cachots… Il y a eu toutes sortes de raisons au silence des hommes, mais il en est désormais une nouvelle : la surveillance étroite qu’on exerce devant toute « parole masculine ».

Le silence des pères

Je sais maintenant que chaque fils peut se fabriquer, petit à petit, l’image du père dont il a besoin pour mieux vivre ou mal vivre… Entre le père réel que tu as été et la fabulation que je peux fabriquer, il y a des images contradictoires. Je ne sais pas au juste qui tu es, tu ne sais pas non plus qui je suis. Il y a des parties de toi qui me demeureront à jamais mystérieuses. Je ne crois pas que cela puisse désormais être un barrage à l’amour qui peut se tisser entre deux êtres… Je choisis dans ma mémoire quelques souvenirs pour dire le père que tu es. Mais dans la maison que nous habitions à neuf personnes, il y a probablement neuf pères différents.

Il s’asseoit dans sa chaise, il lit pendant des heures et toute la famille tourne autour de sa chaise. Quelqu’un passe près de lui, il lève la tête et le regarde. Pas un mot. Un regard. Tout se dit dans cette demi-seconde. Rien ne semble dérangé et quelque chose s’est tout de même produit. J’ai mis des années à saisir que c’était ta manière de nous rencontrer les uns après les autres… Quand on a 20 ans, il y a des finesses de la communication qu’il nous est impossible de recevoir en soi comme un appel, encore moins comme un signal d’amour. Le silence d’un père est davantage perçu comme refus d’entrer en relation avec les enfants. J’ai l’impression d’avoir changé des centaines de fois mes interprétations sur ce silence du père.

Il fut un temps où j’aurais aimé savoir que mon père était d’accord avec l’orientation que je donnais à ma vie. Ce silence m’apparaissait comme un refus, puis aussi comme de l’indifférence, comme une faiblesse même. Il ne me venait pas à l’esprit que ce silence puisse être le plus bel acte de liberté qu’il pouvait me donner. J’avais besoin d’un père consentant, il m’offrait l’image d’un père qui laisse le fils libre de faire ce qu’il veut… Son silence m’est aujourd’hui plus doux, plus tendre que toutes les belles phrases du monde… Les hommes sont discrets sur les amours qu’ils vivent, discrétion qui a mille facettes qui vont de l’indifférence à la gêne. Il m’a fallu du temps par exemple avant de comprendre que le silence de mon propre père n’avait rien à voir avec un désintérêt, mais que c’était tout simplement sa manière d’être. Chaque fois que nous lui reprochions de ne pas parler assez, nous n’arrangions pas les choses, nous tentions de le forcer à parler alors que nous n’avions qu’à regarder plus attentivement pour s’apercevoir que tous ses actes (même dans son travail) étaient des gestes d’amour.

Le silence entre les hommes

Les hommes passent de grandes journées ensemble. Ils se croisent, parfois ils se parlent, se disent quelques mots sur le bonheur et le malheur de leur vie. Le plus souvent, ils sont retranchés en eux-mêmes… Depuis dix ans maintenant, j’ai un ami tout près et très loin de moi. Ce que nous aimons, c’est notre calme… Nous n’avons pas l’obsession de « tout dire ». Nous ne marchandons pas nos aveux. Nous ne nous demandons rien… Nous ne sommes pas partisans des indiscrétions obligatoires. Nous avons peur de ceux qui veulent tout savoir sur les autres… nous ne voyons pas l’intérêt que cela peut avoir de désirer tout savoir des autres. Il ne s’agit pas d’une condition de possibilité d’une véritable rencontre entre les hommes… Ce que nous consentons à dire aux autres, c’est ce que nous acceptons de se dire à soi… ce que les autres savent de nous n’est vrai que dans la mesure où je me révèle peu à peu ce que je pense de moi… Nous n’occupons pas l’espace. Nous nous laissons aller à d’autres amours, à d’autres rencontres, à d’autres bonheurs. Nous avons besoin de nous voir, mais plus encore de nous laisser libres et seuls. C’est notre manière de nous aimer. Nous ne négocions jamais, nous parlons et nous écoutons… Nous avons toutes les patiences du monde l’un pour l’autre. Nous mettons le temps qu’il faut pour nous révéler.

Des hommes et de l’intimité / Marc Chabot.
Auteur: Chabot, Marc, 1949- [5]
Éditeur: Montréal : A. Saint-Martin, c1987.
Collection : Indiscipline. [40]
Description: 175 p.
Sujets: Masculinité (Psychologie), Hommes — Psychologie, Hommes — Sexualité.
Notes: (part. bibliogr.) au bas des p. et à la fin des chap.
12,95$ (1987)
ISBN: 2890350908